« Théorème / Je me sens un cœur à aimer toute la terre » : Pasolini revisité au Vieux Colombier
Cette adaptation du film de Pier Paolo Pasolini est surprenante, presque inquiétante… Transposée quelques jours avant l’arrivée de l’extrême-droite au pouvoir en France, elle respecte la pensée du cinéaste italien à qui elle marie l’esprit de Molière. Inspirant !
Pour ceux qui n’auraient jamais vu Théorème de Pasolini, foncez ! L’adaptation d’Amine Adjina (co-mise en scène avec Émilie Prévosteau), jouée actuellement au Théâtre du Vieux-Colombier avec la troupe de la Comédie-Française, reste fidèle sur le fond et dans l’approche politique au film culte du réalisateur italien.
Au lieu de Milan, l’histoire est transposée quelque part dans le sud de la France, au bord de la mer, à quelques jours de l’élection de Marine Le Pen à la Présidence de la République.
Comme dans le film, une famille bourgeoise se retrouve dans une villa l’été par une chaleur écrasante. La grand-mère jouée par une géniale Danièle Lebrun invite un inconnu dans la maison. Ce dernier va exercer sur chacun des membres de la famille (grand-mère incluse) une attraction/séduction qui va les surprendre, les questionner, les détruire dans leur certitudes…
Incarné par Birane Ba, ce bel inconnu (surnommé le Garçon) va forcément vous troubler comme il trouble tous les personnages. Il vous amènera, vous-aussi, à vous poser des questions essentielles, terriblement d’actualité…
Une famille au bord du gouffre
Nous faisons connaissance très vite avec les différents membre de la famille : un père plus préoccupé par ses affaires que par ce qui est en train de se passer politiquement en France, une mère aigrie qui baigne dans la frustration et l’agressivité, deux enfants qui se pensent artistes, une grand-mère qui se sait à la fin de ses jours. Et il y a Nour, une auxiliaire de vie, et le Garçon.
Le choix des metteurs en scène de choisir deux acteurs racisés pour jouer Nour et le Garçon rend l’environnement encore plus étouffant : ce sont eux qui vont en faire ressortir toute la vérité. Et pour le coup, qui vont rendre la pièce résolument moderne. Ils sont à la fois spectateurs et acteurs d’une situation dont ils refusent désormais d’être les victimes. Ça vous dit quelques chose ?
Changement climatique, extrême-droite, racisme et homophobie…
Quand on entre dans la pièce, il fait chaud, très chaud. Ça fait écho aux canicules que le France a traversé l’été dernier dans le Sud de la France. La passivité de la famille face à la situation catastrophique du changement climatique est comme un miroir de ce que beaucoup ressentent aujourd’hui.
Il y a aussi un clin d’œil à Pasolini. Dans la pièce, un poète meurt assassiné sur la plage près d’un terrain vague. Le père, en bonne caricature du bourgeois, se lance alors dans un discours teinté de mépris et d’homophobie, sans jamais prononcer le mot « gay » ou « homosexuel ». Du sous-entendu clair qui ressemble beaucoup à certains discours qui précèdent les « On ne peut plus rien dire… » Et ce sont, peut-être, les enfants, porteur d’avenir qui portent un regard presque optimiste à l’issue de la pièce.
Dom Juan de Molière en embuscade
A priori, on peut se demander ce que fait Molière dans cette adaptation. Le titre déjà, Je me sens un cœur à aimer toute la terre est une réplique de Dom Juan. Le rôle du Garçon aussi, il entre dans un foyer pour y séduire tous les membres d’une même famille à la manière de Dom Juan.
Et surtout, Molière et Pasolini se ressemblent tellement dans leur acuité à décrire leur époque. Théorème parle autant de la famille bourgeoise que certaines pièces de Molière, à commencer par Le Bourgeois gentilhomme ou Le Tartuffe. La scène de la tirade d’Elvire du Dom Juan par la Fille embourbée dans son classicisme en est un très bon exemple. Surtout quand Nour, la « bonne » noire la reprend à son tour et en fait une masterpiece de la réalité au théâtre.
Le mariage de Pasolini avec Molière est juste et finalement, terriblement d’actualité.