Interview : Avec “Les tasses”, Marc Martin rend hommage Ă  la drague dans les toilettes publiques

Lieux mythiques de la drague gay, les “tasses”, ces pissotiĂšres gratuites et ouvertes Ă  tous, ont disparu de l’espace public en 1981. A des Ă©poques oĂč l’homosexualitĂ© Ă©tait impossible et les lieux de rencontres rares, elles ont permis Ă  des milliers d’hommes d’avoir une sexualitĂ© dans la ville. C’est cette trĂšs oubliĂ©e histoire intime et politique que retrace le photographe Marc Martin dans un ouvrage magnifique et aux textes absolument passionnants, prolongĂ© par une exposition. AprĂšs un passage par Paris au Point EphĂ©mĂšre fin 2019, l’expo arrive Ă  Bruxelles Ă  partir du 18 septembre Ă  LaVallĂ©e.

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Comment est né cet intérêt pour les pissotières ?

Ces endroits ont toujours été dénigrés, jugés sales et sordides. J’ai donc cherché à livrer un éclairage plus optimiste sur le sujet, plus sensuel aussi. Surtout pour la jeune génération qui ne connait rien à cette subculture, leur donner des clés pour comprendre notre passé. Avec le témoignage des aînés et avec ma propre expérience aussi. Parce que c’est là où j’ai fait mes classes.

Crédit : Marc Martin – “Les tasses”

Pouvez-vous nous résumer l’histoire des tasses ? Quand apparaissent-elles dans l’espace urbain, comment évoluent-elles à travers le temps ? Quand est-ce que les homosexuels en font un de leurs lieux de sexualité ?

Les tasses, c’était le surnom qu’on donnait aux pissotières. « Faire les tasses », c’était aller draguer dans les toilettes. Rien de réjouissant vous me direz. Sauf que, faute de mieux, à une époque où l’homosexualité était condamnée par la loi, les toilettes publiques permettaient aux hommes qui cherchaient des relations avec d’autres hommes de s’y rencontrer en toute discrétion. Les pissotières ont été construites à partir du XIXe siècle et sont restées des lieux de dragues jusqu’en 1981, date à laquelle on les a remplacées par des sanisettes, monoplaces et aseptisées en tout point. 

Dans un des textes de votre livre, l’un des auteurs évoque “la mauvaise image” de l’homosexualité à laquelle les pissotières participeraient. Qu’en pensez-vous ?

Donner une belle image, ce n’est pas non plus se voiler la face ! Ce texte est très fort justement, parce qu’il démontre que l’histoire LGBTQI+ ne s’est pas construite uniquement avec des héros, lisses et propres sur eux… La marginalité a aussi fait avancer l’Histoire. C’est David Dibilio qui est l’auteur de ce texte. J’en suis très fier. Il illustre une de mes photos : « La tête dans le cul ». Tout un programme ! 

Ce qu’on comprend en parcourant votre livre, c’est à quel point les tasses ont constitué un lieu de liberté pour de nombreux gays, un lieu de sociabilité, de brassage social… 

L’avantage de ces lieux, c’est qu’ils étaient accessibles à tous, jour et nuit, et qu’ils étaient gratuits. Contrairement aux boîtes, aux backrooms ou aux saunas, il ne fallait pas être en accord total avec son identité sexuelle. On pouvait toujours prétendre être entré là… juste pour pisser ! On y rencontrait des homos bien-sûr, mais aussi des hommes mariés, des bisexuels, des travestis. Ce genre de brassage social était inédit.

Crédit : Marc Martin – “Les tasses”

Ce qui est très réussi dans votre ouvrage, c’est que vous y mêlez une somme de documents, d’archives, d’informations historiques, avec des témoignages très intimes d’hommes qui ont fréquenté ces lieux, qui se souviennent de leurs expériences. C’était nécessaire d’avoir cette double entrée, à la fois savante et personnelle ?

Mes photographies, seules, n’auraient pas suffi à ancrer le sujet dans l’Histoire. On aurait pu classer ma démarche comme étant « le parcours fantasmatique d’un artiste alléché par l’odeur des pissotières ». Les témoignages des aînés démontrent à quel point ce mode de rencontre a vraiment fait partie de la vie des gays d’avant. Toute la partie historique vient décrypter des pratiques dont les jeunes d’aujourd’hui n’ont pas idée. Draguer pour eux, c’est aller sur Grindr.

Crédit : Marc Martin – “Les tasses”

A côté des textes, il y a beaucoup d’images dans votre livre : des images anciennes, qui viennent de votre collection personnelle, et des images d’aujourd’hui faites par vous. Ces mises en scène, ces reconstitutions, ces évocations, c’est une forme d’hommage ? Une nostalgie pour ce type de drague ?

Il y avait dans les pissotières une poésie, une certaine sensualité aussi, qui échappent totalement à la mémoire collective aujourd’hui. Je pense aux silences, aux jeux de regards, aux gestes furtifs, aux attitudes ambiguës… J’ai tenté de faire revivre cette ambiance dans mes photographies. Sous un jour favorable, avec bienveillance et sensualité. Mais je ne suis pas nostalgique de cette époque. Heureusement qu’il existe aujourd’hui d’autres moyens de se rencontrer. 

Vous avez réalisé ce travail parce que vous avez l’impression que l’histoire de ces lieux et de ce qu’ils ont accueilli se perd ? 

Oui, j’ai le sentiment qu’une partie de notre communauté cherche à effacer ces pratiques, trop imbibées de souffre. Comme si, ces lieux ayant disparu, il faudrait aussi gommer notre passé qui va avec. Moi j’ai toujours été inspiré par les fantômes urbains, les pratiques sexuelles en marge, les sujets tabous. L’histoire des pissotières s’est inscrite naturellement dans ma trajectoire. Si mon instagram s’appelle Things_that_stink, ce n’est pas un hasard. Et si c’est le Point Ephémère qui a exposé mon travail à Paris non plus : ce lieu d’art et de vie porte en lui les cultures alternatives à Paris.

Plus d’infos

LE LIVRE
« Marc Martin, Les tasses », 300 pages, avec la contribution de Christophe Bier, Michael Bochow, Patrick Cardon, Sophie Danger, Ralf König, Gerard Koskovich, Florian Hetz, Bruce LaBruce, Philippe Olivier, Florent Paudeleux, Didier Roth-Bettoni, Régis Schlagdenhauffen, Florence Tamagne, Claude-Hubert Tatot…

L’EXPO 
«  Les tasses », du 18 septembre au 3 octobre 2020, LaVallée, Rue Adolphe Lavallée 39, 1080 Brussels, Molenbeek-Saint-Jean

www.marcmartin.paris
https://www.instagram.com/things_that_stink/?hl=fr

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